Investissement nécessaire pour libérer le potentiel de la Route Maritime du Nord

Peu d’indices permettent de penser que l’utilisation de la Route maritime du Nord (RMN) à travers l’Arctique connaisse une croissance spectaculaire en raison de flux de marchandises et de logistique plus importants, alors qu’elle pourrait devenir la route la plus rapide pour le trafic de ligne Asie-Europe. Il est probable que l’absence actuelle d’un trafic important de porte-conteneurs ne soit pas comblée au cours des dix ou vingt prochaines années, à moins qu’un effort important ne soit fait pour changer les choses, déclare Mårten Sandblom, Regional Marine Loss Control Manager AIG.

La Route maritime du Nord (RMN) est une voie de transport maritime reliant l’Asie à l’Europe, par la route la plus courte entre l’Est et l’Ouest. Elle traverse une série de corridors entre la mer de Barents et le détroit de Bering, où la météo arctique est rude et les formations de glace imprévisibles. Toutefois, pour que la RMN devienne une alternative réaliste pour le trafic de ligne, des investissements sont nécessaires. À l’heure actuelle, le Canal de Suez et la Route ferroviaire de la soie sont les routes Asie-Europe les plus fréquentées pour le transport de conteneurs, tandis que la RMN reste largement inutilisée. Selon l’Autorité du Canal de Suez, près de 19 000 navires ont emprunté le canal au cours de l’année 2020, soit environ 50 navires par jour, la moitié du tonnage provenant de porte-conteneurs. En revanche, il n’y a eu que 64 voyages de transit à travers la RMN l’an dernier, et deux seulement ont été réalisés par des porte-conteneurs. Le reste transportait du fret vers des projets d’infrastructure ou provenant de l’extraction de ressources naturelles. La différence entre la RMN et les autres routes s’explique principalement par l’épaisseur de la glace arctique et la rareté des porte-conteneurs résistants à la glace capables d’effectuer la traversée. Les plus grands navires brise-glace finlandais et suédois de classe 1A de 3 600 TEU sont déjà utilisés dans la Baltique. L’entreprise publique russe Rosatomflot dispose de la seule flotte au monde de navires brise-glace à propulsion nucléaire - puissants, rapides et exempts de la difficulté de ravitaillement dans la région arctique. Ils aident à diriger d’autres navires à travers la RMN, mais leur nombre n’est pas suffisant.

Trafic de navires méthaniers 

La fonte de la glace de mer modifie la faisabilité technique et économique du trafic de la RMN tout au long de l’année. Il est important de noter que, plus tôt cette année, trois navires méthaniers Novatek ont démontré la faisabilité de la promesse d’une saison de navigation prolongée pour le trafic de destination en effectuant une traversée sans précédent via la RMN en janvier, sans escorte. Le temps de transport plus rapide (passant de plus de 12 000 miles en 40 jours à moins de 7 000 miles en 20 jours) réduit les coûts, et dans le cas de ces navires méthaniers, permet de diminuer les émissions de carbone d’environ 7 000 tonnes par voyage aller-retour. Le trafic de destination comprend le transport vers l’Est et vers l’Ouest de matières premières et de ressources naturelles comme les minéraux, le gaz et le pétrole extraits en Sibérie, riche en ressources naturelles. C’est le cas du projet Yamal LNG, qui consiste à extraire le gaz du gisement de Tambeyskoye et à le traiter dans une usine de GNL à Sabetta, au nord-est de la péninsule de Yamal. Le GNL est transporté depuis Sabetta dans de très grands méthaniers à double-action (DAT : « Double-Acting Tankers ») dotés d’une énorme capacité de déglaçage. Ils sont à double-action, ce qui signifie qu’ils peuvent passer en poupe dans la glace et sont équipés d’hélices capables de fonctionner toute l’année sur la RMN. Une flotte de 15 navires transporte le gaz du gisement de GNL de Yamal vers l’est et l’ouest, davantage vers l’est en été et vers l’ouest en Europe l’hiver.

Calendriers comparatifs Asie-Europe
Route de Suez : Shanghai-Hambourg en 30-35 jours, en fonction des ports et de l’acheminement.
Route de la soie : Shanghai-Hambourg en 20 jours, en fonction de l’encombrement des stations de transfert de rails et d’écartement des rails aux frontières Chine-Kazakhstan et Biélorussie-Pologne.
Route maritime du Nord (RMN) : Shanghai-Hambourg 18 jours selon l’état de la glace.

Intérêt pour le transport par conteneurs

Transposer les succès des méthaniers au transport par conteneurs nécessitera des investissements considérables, mais cela pourrait en valoir la peine. Non seulement il y a une réduction potentiellement importante du temps et des coûts de carburant, mais la RMN est de plus en plus attrayante en raison des taux de fret élevés ailleurs. Selon le Freightos Baltic Index (FBX), indice mondial du fret par conteneur, les tarifs pour un conteneur de 40 pieds de la Chine vers l’Europe pourraient représenter jusqu’à quatre fois le montant d’il y a un an. Ces hausses de tarifs ont été alimentées par une demande accrue de biens, la congestion portuaire, la disponibilité réduite du fret aérien et les perturbations de la chaîne d’approvisionnement liées à la pandémie. Le délai beaucoup plus court via la RMN, par comparaison avec le Canal de Suez, présente un grand avantage. La RMN pourrait même concurrencer l’itinéraire ferroviaire de la Route ferroviaire de la soie en termes de délais, étant donné la pression accrue sur cet itinéraire en raison de l’encombrement aux frontières et de la nécessité de transférer les conteneurs d’un train à l’autre en cours de route en raison d’un changement d’écartement des rails.

« La fonte de la glace de mer change la faisabilité technique et économique du transit de la RMN tout au long de l’année. Il est important de noter que, plus tôt cette année, trois navires méthaniers Novatek ont démontré la faisabilité de la promesse d’une saison de navigation prolongée pour le trafic de destination en effectuant une traversée sans précédent via la RMN en janvier, sans escorte », déclare Mårten Sandblom.

Des indicateurs géopolitiques ?

Pour remédier à la pénurie de capacités de déglaçage, la toute nouvelle vision du Kremlin a fixé comme objectif de porter le volume de transport maritime sur la RMN à 90 millions de tonnes métriques d’ici 2030 et à 130 millions de tonnes métriques d’ici 2035. Rosatomflot cite également l’expansion en cours de sa flotte de brise-glace nucléaires, avec l’ajout de trois nouveaux navires. Mais la Russie n’est pas la seule à s’intéresser à la RMN et aux riches gisements de ressources de la région. Actuellement, l’Arctique est au stade de contradiction et de superposition des revendications entre la Russie, les États-Unis, le Canada, la Finlande et la Suède. La Chine continue d’exploiter sa route ferroviaire comme une option concurrentielle. Toutefois, compte tenu des inquiétudes liées à la sécurité le long de la Route de la soie et de la congestion des routes, l’intérêt de la Chine pour la RMN pourrait également s’accélérer. Il reste à voir comment ces facteurs, et d’autres, influencent les investissements, le développement de la RMN et la domination des routes de transport.

Modèle prévisionnel

Il reste beaucoup à faire pour que le transport de ligne par conteneurs devienne la norme sur la Route maritime du Nord. Le cadre suivant est une option.

Route : Dans un modèle de deux ports en Asie (p.ex. Shanghaï et Pusan) et deux ports en Europe (p.ex. Hambourg et Rotterdam), une boucle pourrait être effectuée en 36 jours. Sur cette base, une flotte de cinq navires est nécessaire pour assurer des liaisons hebdomadaires. Six navires sur une boucle de 42 jours permettraient d’ajouter des ports, comme Tokyo, et des « jours de réserve » pour le transit hivernal. Des liaisons quotidiennes peuvent être réalisées avec une flotte de 35-40 navires.
Navires et droits : Les porte-conteneurs de classe glace nécessaires devraient être construits plus grands que jamais (p. ex. 10 000 EVP), et répondre aux exigences de tirant d’eau pour traverser les eaux peu profondes du Nord. Outre les nouveaux navires, il faudrait établir des droits stables pour le transit et les services de brise-glace.
Autres considérations : La navigation dans l’Arctique comporte de nouveaux risques pour les navires et les équipages, notamment des exigences de sécurité accrues, des considérations relatives aux problèmes géopolitiques de la région et des directives en matière de gestion des risques environnementaux. Les assureurs, qui auront une expérience limitée en matière de souscription dans ce domaine, devront examiner chaque traversée afin d’évaluer les risques spécifiques.

Risque accru

Toute traversée comporte ses propres risques. Cependant, une traversée empruntant la Route maritime du Nord implique une façon de penser et de planifier différente. L’expérience limitée dans ce domaine signifie une exposition importante pour les assureurs, et la disponibilité de l’assurance ne concernera probablement que certaines traversées spécifiques, du moins pour le moment. Les ingénieurs de prévention maritimes peuvent être d’une aide précieuse pour évaluer les risques accrus et uniques de la RMN. Les domaines essentiels suivants doivent être pris en compte :

  • Sécurité physique globale du navire et de son contenu : les conditions météorologiques extrêmes, la visibilité limitée et l’imprévisibilité de la banquise contribuent à accroître le risque de dommages physiques. Les méthodes et les normes d’arrimage des cargaisons des porte-conteneurs devront désormais tenir compte de la dangerosité des eaux de la RMN, ce qui intensifiera tout risque existant d’effondrement ou de perte de conteneurs.
  • La planification d’urgence visant à minimiser les dommages causés à l’environnement devra faire partie intégrante de tout processus d’atténuation des dommages en raison de la sensibilité de la région et du manque de ressources d’assistance en cas de catastrophe. Une bonne première étape pour assurer la sécurité est le respect de ce que l’on appelle le Code polaire.
  • Au cours de la planification, le niveau d’expérience, les compétences et les rôles des membres d’équipage devront également être soigneusement évalués. La prise en compte de l’éloignement de la RMN et de la rareté de l’aide médicale ou des services d’opérations de recherche et de sauvetage peut exercer un impact sur les ressources humaines et physiques nécessaires à ces traversées.
  • En outre, les retards initiaux presque inévitables en raison des difficultés de navigation, de la visibilité limitée et du risque de gel et de non-fonctionnement des équipements peuvent perturber les calendriers des ports et de la chaîne d’approvisionnement. Les armateurs et les exploitants devront recevoir une formation continue sur les subtilités de leur équipement et de la RMN afin d’acquérir de l’expérience en matière de traitement d’événements indésirables potentiellement uniques. Tout au long de la RMN, la communication peut être difficile et « les secours sont en route » pourrait signifier de longues périodes d’attente. Il est probable que ce sera le cas jusqu’à ce que l’on développe davantage les capacités de cartographie détaillée, de communication et de réparation.

Pour que le transport par conteneurs devienne une option plus viable et économiquement réalisable, les secteurs du transport maritime et de l’assurance ont encore beaucoup à accomplir, pour permettre notamment une meilleure compréhension des risques et des avantages ainsi que la mise en place des éléments d’une infrastructure solide. Des milliards de dollars devront être investis dans la construction navale, les infrastructures et la formation. Cependant, à mesure que l’attraction et l’utilisation de la RMN se développent, avec une prévisibilité et une valeur économique qui se renforcent, les défis peuvent devenir moins nombreux et le transport par conteneurs à travers la RMN peut devenir la tendance du futur.